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Comment ne jamais changer d'opinion (malgré les faits) ? Le principe de cohérence

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Citation finale de:

On a vu comment, lorsqu’il n’est plus possible d’occulter la réalité, on pouvait faire jouer la « preuve sociale » pour conforter nos erreurs.
Oui, mais pourquoi ne peut-on tout simplement admettre qu’on ait fait une erreur d’appréciation ? Pourquoi s’enferrer dans une opinion ostensiblement fausse ?


1 Perseverare diabolicum ?

Dans leur ouvrage

Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens - PUG 2014

Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens - PUG 2014

Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois approfondissent l’effet de persévération de l’activité de décision.
Ils étudient, entre autres, pourquoi une décision (d’achat notamment) prise ne sera pas remise en question même si les conditions motivant cette décision ont changé. La technique est simple, on propose un avantage qui va déclencher une décision d’achat, cette décision va donner lieu à un acte d’engagement (écrit ou oral) mais avant que la vente n’ait lieu le vendeur revient sur l’avantage (argumentant qu’« il s’est trompé », « on l’a trompé », etc.).
Dans la plupart des cas, l’acheteur ne reviendra cependant pas sur sa décision.

On peut schématiser ce mécanisme comme suit :

Représentation schématique du mécanisme de persévération de la décision

2 Créer une circonstance qui amène à l’engagement

Joule & Beauvois abordent alors la question d’engagement sur son aspect théorique. Ils posent que « ce sont les circonstances dans lesquelles un acte est produit qui s’avèrent ou non engageantes, de telle sorte que quelqu’un d’inspiré qui saurait organiser les circonstances d’un acte donné pour les rendre engageantes pourra tout à loisir mettre à son profit les conséquences comportementales et/ou cognitives de cet acte. » C’est-à-dire que ce n’est pas la personne qui s’engage mais les circonstances qui vont l’engager, d’autant plus qu’elle croira avoir fait ce choix en toute liberté. On en revient donc à la stratégie d’influence de Bernays, déjà étudiée.

Pour amener à cet engagement, plutôt que de faire une fausse promesse comme on l’a vu plus haut, on peut aussi utiliser la technique du « pied dans la porte ». Elle consiste à faire une première demande facilement acceptable (« Auriez-vous l’heure, s’il vous plaît ? ») pour amener une demande plus coûteuse (« Je vais être en retard, il me faut prendre un taxi, pourriez-vous m’avancer 30 euros ? »). Le fait de s’être engagé un première fois va conduire (statistiquement) à répondre à la deuxième demande, alors qu’on ne l’aurait pas fait si on nous l’avait posée dès le début.
Que ce soit avec une fausse promesse ou un « pied dans la porte », l’important est d’obtenir un premier acte d’engagement pour mettre la personne en situation.

3 Le principe de cohérence de Cialdini

De son côté, Robert Cialdini, va parler d’engagement et de principe de cohérence dans le chapitre 3 de son ouvrage :

Influence et manipulation, paru chez Pocket

Dans l’article Wikipedia sur la manipulation mentale, on peut lire que le besoin de cohérence se définit comme le « comportement social qui pousse à continuer dans les voies dans lesquelles on s’est engagé, par souci de stabilité et de continuité ».

3.1 Une nécessité inconsciente

En effet, apparaître cohérent aux yeux des autres est un besoin social fondamental. Nous paraissons alors stables et donc fiables, caractéristiques valorisées dans les relations sociales.
Selon Cialdini, c’est un principe auquel nous nous tenons de manière inconsciente. « Il s’agit tout simplement de notre désir quasi obsessionnel d’être et de paraître cohérents dans notre comportement. Dès que nous avons pris position ou opté pour une certaine attitude, nous nous trouvons soumis à des pressions intérieures et extérieures qui nous obligent à agir dans la ligne de notre position première : nous réagirons de façon à justifier nos décisions antérieures. »

3.2 Un piège efficace

Il évoque des expériences de psychosociologie, comme sur les turfistes où il est montré qu’ils sont dans l’incertitude avant de risquer leur argent mais que juste après « ils se montrent optimistes et sûrs de leur jugement. » Il précise « une fois que le choix était fait, le besoin de cohérence poussait ces gens à mettre leur opinion en accord avec leurs actes. »

On va donc se construire, de manière totalement inconsciente, des raisons «objectives» de nos actes, des justifications a posteriori. Nous ferons alors croire aux autres et à nous même que ces justifications ont été les a priori de notre décision.

Représentation schématique du mécanisme de justification

La lecture du schéma se fait de gauche à droite. En haut ce sont les actions du vendeur, en bas c’est nous, pauvres acheteurs (en italiques) :

  1. l’incitation du vendeur va nous amener à
  2. prendre une décision
  3. le vendeur va exercer sur nous une poussée habile pour nous amener à
  4. prendre un engagement vis-à-vis du vendeur
  5. cet engagement va ancrer notre décision, nous faire perdre toute incertitude et mettre à la conscience tout un lot de justifications complémentaires pouvant expliquer notre acte d’achat.

3.3 D’autant plus efficace que l’engagement est public

Cialdini rapporte plusieurs expériences de psychosociologie qui montrent qu’un engagement public, notamment écrit, sur une opinion rend particulièrement opiniâtre à maintenir sa position initiale même si des éléments tangibles et particulièrement convaincants la contredisent ostensiblement. Par exemple, les membres d’un jury ont peu tendance à faire évoluer leur opinion dès lors que les votes sont publics (à main levée dans ce cas).

3.4 Et apparemment réalisé en pleine responsabilité

Cette opiniatreté peut encore être augmentée si tout porte à croire que l’engagement est pris librement. C’est ainsi que les gratifications ou toute autre récompense visible à la prise d’engagement doivent être les moins élevées possibles, se situer plutôt dans l’ordre du symbolique voire finalement ne pas être distribuées.
Des expériences en ce sens sont rapportées par Cialdini. Par exemple, dans le cadre d’une expérimentation où on essayait de faire changer le comportement de familles volontaires vis-à-vis des économies d’énergies dans les logements, les résultats suivants ont été constatés :

  • pas de changement de comportement sensible lorsque l’on prodigue seulement des conseils
  • changement de comportement notoire si les conseils s’accompagnent d’une promesse d’avoir leur nom « publié dans le journal en hommage à leur civisme et à leur effort d’économie d’énergie. »
  • mieux, les économies d’énergies ont augmenté à partir du moment où « toutes les familles à qui l’on avait promis la publicité reçurent une lettre les informant qu’il ne serait finalement pas possible de publier leurs noms. »

Pour Cialdini, il peut y avoir de multiples explications à ce comportement, qui a été vérifié par de multiples expérimentations. Celle qu’il privilégie considère que, si l’incitation de paraître dans le journal avait déclenché l’acte d’engagement (faire des efforts d’économies d’énergies), la supprimer permettait pleinement de se convaincre qu’on l’avait fait par conviction. Il l’exprime ainsi :

« Lorsque la lettre vint supprimer la contrepartie publicitaire, elle élimina le seul élément qui troublait l’image que ces habitants se faisaient d’eux-mêmes, celle de citoyens responsables, conscients du problème de l’énergie. Cette nouvelle image, plus nette, les poussa alors à un effort encore plus soutenu. »

Représentation schématique du mécanisme d’engagement

En supprimant l’incitation (6 sur le schéma), les justifications complémentaires (5 sur le schéma) qui avaient permis de consolider la justification de l’achat (4 sur le schéma), deviennent alors les justifications essentielles (7 sur le schéma) de l’achat (puisque l’incitation initiale 1 a disparu).

4 Les conseils de Robert Cialdini

Cialdini explique que la cohérence est « en général louable et même indispensable », c’est son utilisation rigide et systématique qui doit être évitée « car elle ouvre la voie à toutes les manœuvres de ceux qui veulent exploiter la séquence engagement/cohérence à leur profit. »

Or, il considère que le recours automatique à la cohérence est nécessaire à la vie sociale, que nous forcer à réfléchir sur le sujet à chaque fois serait tellement prenant que cela ne nous permettrait plus de nous consacrer à nos autres tâches. Pour lui, « nous avons besoin de cette sorte de cohérence mécanique, même si elle est dangereuse. »

Pour éviter de se faire manoeuvrer, il conseille de s’écouter, d’écouter son corps.

4.1 Écouter son estomac

Il parle même d’écouter son estomac (« Je me rappelle parfaitement avoir senti mon estomac se contracter alors que je bégayais une acceptation. C’était un signal très clair envoyé à mon cerveau. « Attention, tu te fais avoir ! » Mais je ne voyais aucun moyen de m’en sortir. »)
Face à la manipulation, il expose sa propre tactique : « À présent, j’écoute ce que me dit mon estomac. Et j’ai trouvé la façon de traiter les gens qui essayent d’utiliser le principe de cohérence contre moi. Je me contente de leur dire exactement ce qu’ils sont en train de faire. C’est merveilleusement efficace. »

4.2 Écouter le fond de son coeur

Mais la technique de l’estomac ne fonctionne que quand l’arnaque est cousue de fil blanc, selon Cialdini (« il y a des situations où l’erreur n’est pas évidente, et où nos estomacs restent muets »).
Or, « toutes les expériences de psychologie montrent que nous ressentons les sentiments réels pendant une fraction de seconde avant de pouvoir les intellectualiser ».
Il conseille donc d’écouter ce qu’il appelle le « fond du coeur » (« c’est par définition le seul endroit où nous ne pouvons pas nous leurrer. C’est l’endroit où aucune des justifications a posteriori, aucun de nos raisonnements spécieux ne vaut. »)
Et de se poser honnêtement la question: « Sachant ce que je sais maintenant, si je pouvais revenir en arrière, prendrais-je la même décision ? »


———- La citation :

Dans la forêt sans heures
On abat un grand arbre.
Un vide vertical
Tremble en forme de fût
Près du tronc étendu.

Cherchez, cherchez, oiseaux,
La place de vos nids
Dans ce haut souvenir
Tant qu’il murmure encore.

Jules Supervielle « Mes légendes » (extrait) du recueil Le forçat innocent


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