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Comment peut-on promouvoir l'impossible ? Le principe de preuve sociale

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Citation finale de:

Après avoir regardé comment une personne ou un groupe pouvaient se donner les moyens d’influencer une masse de gens, il est temps de voir comment un groupe de personnes peut s’autoriser à propager une croyance ostensiblement fausse.
Le principe mis en oeuvre, dit de «preuve sociale», permet de comprendre aussi d’autres comportements apparemment fort éloignés, comme le fait de passer sans s’arrêter à côté d’une personne visiblement en détresse, par exemple.


1 Où on attend une explication et non un jugement de valeur.

  • Comment peut-on défendre un mouvement (religieux, politique ou autre) dont les prédictions fracassantes se sont révélées fausses ? La liste des prédictions de fin du monde sur Wikipédia est instructive à cet égard.
  • Pourquoi, face à des preuves tangibles, des spécialistes se refusent-ils à changer leurs pratiques ou leurs croyances ? Ce qu’ont vécu Wegener ou Semmelweis est exemplaire à cet égard.

On peut bien sûr expliquer tout ça par la crédulité, la suffisance, ou toute autre faiblesse intellectuelle que, bien sûr, on n’a pas soi-même… Mais bien qu’elles nous soulagent, ces réponses n’expliquent rien, en fait.

2 Pourquoi l’écroulement d’un article de foi essentiel génère-t-il une ferveur augmentée ?

Robert Cialdini analyse ce type de comportements au prisme de la notion de preuve sociale.

Dans son livre

Influence et manipulation, paru chez Pocket
il parle des mouvements millénaristes où « pour le plus grand désarroi des membres de ces groupes, la fin du monde ne s’est jamais produite à l’heure dite. »
On pourrait alors s’attendre à ce que les membres quittent le mouvement suite à cette preuve tangible.
« Or dès que la prophétie apparaît comme manifestement fausse, les événements prennent un tour inattendu. Au lieu de se disperser dans l’amertume générale, les adeptes se trouvent souvent renforcés dans leurs convictions. Bravant les sarcasmes de la population, ils se répandent dans les rues, prêchant leurs dogmes et s’efforçant de convertir les incrédules avec une ferveur augmentée, et non diminuée, par l’écroulement d’un article de foi essentiel. »

2.1 When Prophecy Fails, un classique de la psychologie sociale

When Prophecy Fails: A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World. University of Minnesota Press 1956

When Prophecy Fails: A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World.

2.1.1 Dans l’attente de la fin du monde

Citant une étude sociologique (When Prophecy Fails, considérée comme un classique des sciences sociales) réalisée sur une secte millénariste d’une trentaine d’adeptes, Cialdini expose les différentes étapes vécues par les membres du groupe : abandon des biens, attente, déception puis prosélytisme (cet article Wikipedia retrace plus précisément cette chronologie).

Il pointe deux comportements significatifs chez les adeptes pendant toute la préparation de cette fin du monde :

  • ils ont tout sacrifié (position sociale, biens, enfants même) pour leur croyance,
  • ils n’ont fait montre d’aucun désir de prosélytisme avant cette fin du monde « ratée » : « il n’y eut pas de prosélytisme actif. Ils consentaient à prévenir du danger et à conseiller ceux qui venaient d’eux-mêmes à eux, mais leur zèle s’arrêtait là. »

2.1.2 Quand les soucoupes volantes ne sont pas au rendez-vous…

À l’issue de cette fin du monde « ratée », « ils semblaient tous bouleversés et nombre d’entre eux étaient au bord des larmes. Il était près de 4 heures et demie du matin, et aucun moyen n’avait été trouvé de faire face au démenti apporté par les événements. À ce moment-là, la plupart des adeptes parlaient ouvertement de la non-réalisation de la prédiction. Le groupe semblait proche de la dissolution. »

2.1.3 La transmission de pensée, un moyen bien utile (avant l’invention du smartphone)

Heureusement, les extraterrestres firent parvenir par transmission de pensée un message expliquant que Dieu avait épargné la Terre au vu de la foi du petit groupe d’adeptes. Ce message déclencha alors une activité soutenue de communication et de prosélytisme actif de la part de l’ensemble des membres.

2.2 L’explication par la preuve sociale

Pour Cialdini, « leur engagement vis-à-vis de leur croyance avait été si radical qu’aucune autre vérité n’était tolérable. Pourtant cette croyance avait été mise à mal par la réalité physique : aucune soucoupe n’avait atterri, aucun extraterrestre ne s’était manifesté, aucun déluge ne s’était abattu sur la terre, rien ne s’était passé ainsi qu’il avait été prédit.
Puisque la seule vérité acceptable avait été démentie par des preuves matérielles, il n’y avait qu’un moyen de sortir de l’impasse. Les adeptes devaient établir une autre forme de preuve pour affirmer leur croyance : une preuve sociale. »

« Le principe de la preuve sociale l’affirme : plus il y a de gens pour estimer qu’une idée est juste, plus l’idée sera juste. La mission de la secte était donc claire ; puisque les preuves matérielles ne pouvaient être changées, les preuves sociales devaient les remplacer. »
Le mouvement ne gagna cependant aucun croyant. Le groupe se délita et les membres se dispersèrent dans les semaines qui suivirent.

2.3 La preuve sociale ou le déni de réalité

Je vous propose cette représentation schématique du mécanisme de la preuve sociale :

Représentation schématique du mécanisme de preuve sociale

J’ai voulu, dans ce schéma, montrer que la preuve sociale permettait de ne pas tenir compte de la réalité contradictoire dans le discours ou le raisonnement des croyants. C’est un déni partagé qui donne la possibilité de garder un discours apparemment rationnel (avec des prémisses fausses).
On remarquera aussi, dans l’autre sens, que plus la preuve sociale est importante, plus il est coûteux de quitter la croyance partagée. Ce n’est par exemple pas le même « coût » d’être athée aux États-Unis qu’en France.

3 Un principe explicatif à large spectre

Ce principe de preuve sociale peut se rencontrer sous diverses formes :

  • Dans la publicité et les réseaux sociaux, avec le nombre de clics qui s’affichent et tous les autres voyants montrant la popularité du locuteur. On s’amusera à lire l’aventure du Fyre Festival et l’usage d’influenceurs rémunérés. Les techniques de manipulation par la preuve sociale sont abordées clairement par l’agence suisse Brands up.
  • Avec la claque et les rires pré-enregistrés
  • Dans l’étrange inaction de témoins de drames (voir l’article de Wikipedia sur l’effet témoin)
  • Dans la croyance étonnante que plus on sera de supporters pour notre équipe, plus elle aura de chance de gagner.
  • Etc.

4 Les conseils de Robert Cialdini

Pour ce qui est de la manipulation par la preuve sociale, on peut y échapper simplement en y étant attentif. C’est un réflexe à acquérir.
Cialdini considère même que notre réaction doit être agressive à partir du moment où on a identifié la duperie : « chaque fois que possible, nous devrions faire payer aux responsables leur falsification de la preuve sociale. »
Il propose le boycott ou encore la lettre de réclamation (« De plus, nous devrions envoyer au producteur de ces articles une lettre expliquant notre réaction et lui recommandant de cesser de recourir aux services de l’agence de publicité qui propose une présentation si mensongère de ses produits »).

Pour l’inaction des témoins, Cialdini recommande de donner des consignes claires et précisément adressées (« Vous, le monsieur en chemise verte, appelez le 15 »). L’ayant vécu, il a pu constater qu’une fois enclenchée, l’action des premiers témoins interpellés génère une prise de conscience des autres qui deviennent alors actifs. En effet, « les témoins ne proposent pas leur assistance parce qu’ils ne sont pas sûrs qu’il existe une situation d’urgence et qu’il leur incombe personnellement de faire quelque chose. Lorsqu’ils sont sûrs que c’est à eux d’intervenir, dans un cas où l’urgence est évidente, la réaction des sujets est tout à fait massive. »

Un dernier mot. On peut trouver When Prophecy Fails (qui date de 1956) en libre téléchargement sur Semantic Scholar.


———- La citation :

J’ai appris que tu me dénigrais dans tes cours et qu’en présence du tyran tu ne perdais pas une occasion d’insulter à ma pauvreté, parce qu’un jour tu m’as surpris à la fontaine, en train de laver la chicorée dont j’accompagnais mon pain.
[…]
Je ne vais pas te rappeler de quel prix est la pauvreté, surtout à Athènes, et ne ne vais pas me justifier sur ce point […] mais je vais te rappeler une bonne fois ce que sont Denys et les heureux mortels de son entourage, qui font tes délices, lorsque, mangeant et buvant dans des banquets somptueux, tu vois à chaque fois des hommes qu’on fouette ou qu’on empale ou qu’on emmène aux Latomies, que tu vois aussi enlevés les femmes des uns, les enfants des autres et davantages encore d’esclaves pour subir des outrages non pas d’un seul ni du tyran lui-même, mais de quantité d’ignobles individus, et que tu te vois enfin buvant sous la contrainte, restant là, essayant de partir et incapable de t’enfuir à cause de tes entraves dorées.
Voilà ce que je te rappelle en échange de ces insultes.

« Lettre de Diogène à Aristippe » (extraits), traduction de Georges Rombi et Didier Deleule (Actes Sud 1998)

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